L’abbé Formé, curé de Germigny l’Evêque racontera après la guerre les journées du 3 au 10 septembre.
Jeudi 3 septembre : Le curé Fossin refuse de partir de Varreddes
« Ce jeudi 3 septembre, vers 17 h 30 à Meaux, je rencontre sur le boulevard Jean Rose, devant la propriété de monsieur de la Villeboisnet, une voiture dont le cocher, Monsieur Ducreux, consent à me conduire à Germigny pour chercher, dans mon église, les vases sacrés.
Nous sommes obligés de passer par Varreddes, car le pont de Trilport est coupé.
A Varreddes je rencontre monsieur l’abbé Fossin qui me dit :
- j’ai été chez vous pour me confesser, on m’a dit que vous veniez de partir.
- Vous feriez mieux de venir avec moi, lui répondis-je aussitôt. Vous savez que les Allemands envers les prêtres sont sans pitié.
- Où êtes-vous me dit-il ?
- Au petit séminaire. C’est votre maison aussi bien que la mienne. Là, nous ne fuyons pas le danger, puisque la ville de Meaux abandonnée par ses 13.000 habitants sur 14.000 est ainsi jugée dans une très périlleuse situation. Nous restons à la porte de nos paroisses, et, en une heure, nous pouvons y revenir.
- Oui, c’est vrai, me dit-il, mais moi, ce n’est pas comme vous, j’ai encore 80 paroissiens, et, enfin, à mon âge, que voulez-vous qu’ils me fassent ?
Vendredi 4 septembre
Le vendredi 4 septembre, après avoir ramené de Germigny mes paroissiens, vers 13 h, monsieur Ducreux m’y reconduit. Nous partons avec ma vieille domestique et monsieur Lemaire, car je voudrais rapporter tous les objets précieux que la veille au soir, j’avais préparés.
Arrivant au milieu de la côte qui descend sur Varreddes, tout à coup, nous apercevons trois cavaliers explorant les bas-fonds du coté du canal.
- Ce sont des Belges, dit monsieur Lemaire
- Non, répondis-je, il n’y a pas de Belges dans notre région
- Ce sont des Anglais, dit monsieur Ducreux
- Peut-être dis-je, car ils étaient hier à Germigny ; mais regardez bien, n’ont-ils pas des casques à pointe ?
- Oui
- Eh bien ! je les reconnais maintenant, ce sont des dragons allemands. Attention ! soyons prudents. Continuons d’avancer, mais au pas, si nous retournions, ils tireraient sur nous. Nous descendons… lentement, lorsque que nous n’ étions plus qu’à vingt mètres d’eux, tout-à-coup, ils tournent bride et se dirigent vers l’entrée de Varreddes. Nous ont-ils vu ? la route, là près du pont du canal fait un coude et il est impossible de voir le village, les cavaliers disparaissent de nos yeux. Ils sont peut-être cachés derrière les murs du jardin près du pont. Rien ! nous arrivons au pont et maintenant la vue s’étend jusqu’à la place de la mairie. Nous les voyons à trente mètres de nous et devant la maison du docteur Tabard, il y a un peloton. Les régiments se tiennent devant l’école, sous les tilleuls. Les têtes de colonnes se dirigent sur le pont de Germigny.
- Comme personne ne fait attention à nous, dis-je au cocher, retournez au pas jusqu’au sommet de la côte, et, de là, au galop jusqu’à l’Evêché.
Mercredi 9 septembre
Monsieur Hurtel et moi, dans l’automobile du général Pau, nous voulons aller à Germigny par le champ de bataille de Varreddes, mais à la briqueterie, malgré le mot d’ordre, les chasseurs d’Afrique refusent de nous laisser passer. « Vous serez en danger d’être tués, nous disent-ils ; il y a encore des Allemands dans les petits bois ».
Vers 15 heures, j’y retourne seul. Le capitaine me voyant décidé me dit : « Passez à vos risques et périls. Auparavant, commencez votre ministère par nos propres soldats ».
Sur quatre corps déchiquetés, je récite le De Profundis, mais il m’est impossible de l’achever voyant les larmes couler lentement des yeux de nos soldats et arroser la terre. Spargitur et tellus lacrimis, sparguntur et arma.
J’arrive à Varreddes, non sans grande difficulté. Les grosses branches des arbres qui bordent la route de chaque côté, tranchées par les obus de 75 comme par de gigantesque rasoir, la couvraient dans toute sa largeur. De nombreux cadavres jonchaient la terre. Près du canal de l’Ourcq, je trouve bien alignés environ deux cents jolis paniers de shrapnells que les allemands n’ont pas eu le temps d’emporter.
A l’entrée du village, quatre uhlans avec leurs chevaux sont étalés. A la demande de ces cavaliers, deux vieillards leur tendaient un verre de vin, lorsque, tout-à-coup, un obus de 75 bondissant éclate avec fracas, fauchant les quatre uhlans, et par un hasard providentiel épargne les deux vieillards qui se sauvent épouvantés.
Une ambulance est installée dans la maison de madame Duclos. J’entre dans le salon. Sur un peu de paille gisent des soldats allemands affreusement mutilés. Auprès d’eux, aucun major, aucun infirmier. Ils me crient tous : Wasser ! Wasser ! de l’eau ! de l’eau ! Une douzaine de catholiques demandent à se confesser.
10 septembre : dans l’église de Varreddes
Je reviens à Varreddes avec monsieur Ducreux et monsieur l’abbé Herbin, aumônier des Augustines de Meaux.
Dans l’église de Varreddes, veuve de son vieux curé, de nombreux blessés allemands sont venus chercher un asile. Mais là encore, aucun médecin, aucun infirmier. Seul sur sa croix, du haut de l’autel, le Divin Crucifié, les bras tendus, leur prêche le sacrifice et la charité. Je prodigue les consolations religieuses aux catholiques.
Je suis tellement indigné que les Allemands aient saisi comme otages dix-neuf habitants et avec eux le curé, l’abbé Fossin, mon vieux voisin, âgé de 75 ans, que je ne peux me retenir de leur faire entendre ce que je pense de leur cruauté : « J’estimais le peuple allemand. Je vantais votre obéissance, vote courage, votre esprit de famille et de sacrifice, votre patriotisme ardent. Mais depuis que vous avez emmené les habitants de ce village et leur vieux curé, sans pitié pour ses infirmités, sans respect pour son caractère sacré, je ne peux plus nourrir ces sentiments à votre égard ».
A ce moment, un soldat s’approche et me prend par le bras. « Un officier voudrait vous parler, me dit-il ». Il me conduit près de la stalle, à l’entrée du chœur, du côté de la chaire ? Là, sur la paille, est étendu un officier supérieur.
« Monsieur le Pasteur, j’ai entendu tout ce que vous avez dit. Il y a des choses justes et vraies ».
- « Oui, les qualités que je vous ai reconnues ».
- « Oh ! monsieur le Pasteur, le moment n’est pas de plaisanter. Mais vous nous reprochez d’avoir pris le vieux curé de cette paroisse. Sachez, et c’est toujours très grave pour nous, sachez qu’il a été vu dans son clocher »
- « c’est un prétexte, m’écriai-je, c’est faux ! »
- et bien ! il sera jugé ! Je ne suis pas catholique, mais évangéliste. Cela ne fait rien, le bon Dieu est le même pour tous. Voulez-vous me bénir, voulez-vous prier pour moi, voulez-vous me donner votre main ? Dites à ce prêtre qui est là de faire la même chose avec vous ».
Je traduis son désir à mon confrère, monsieur l’abbé Herbin, et j’ajoute : « nous ne pouvons pas lui refuser cela ». Je prends la main gauche de cet officier, monsieur Herbin la main droite, et nous récitons le Pater. A ces paroles : « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés », nous pleurons tous les trois !
- Courage et confiance, lui dis-je alors. Les Français ne sauraient tarder et vous serez soigné avec humilité.
- « trop tard, monsieur le Pasteur, regardez ! » Et prenant un verre à moitié plein de sang sur le prie-Dieu : « Hélas ! j’ai les deux poumons perforés ! ».
Qu’il me soit permis pour terminer le récit du Père Formé de citer l’éloquent commentaire de cette scène qui a été par la suite écrite dans le Figaro par monsieur Julien de Narfon :
« Rude épreuve pour une âme sacerdotale et française ! Ces deux prêtres savent quelle est la part de responsabilité du commandement allemand dans les pillages, les massacres etc. Ils n’hésitent pas. Chacun d’eux prend la main qui lui est tendue. Et les trois hommes récitent ensemble la grande prière chrétienne : Notre Père.. Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons. Quelle grandeur dans la tragique simplicité de cette scène ! Et que chaque fois que le prêtre prononcera la formule d’absolution qui libère de la damnation, chaque fois, l’homme qui fut coupable, l’homme dont la main a peut-être versé le sang de quelqu’un de ces prêtres que le Kaiser fait immoler comme des victimes choisies au Dieu allemand, baise cette main de prêtre.